La bergerie

Février 1970. Dans la grande salle de la ferme Blèze, se tient un conseil de famille. La ferme Blèze est une des plus importantes exploitations de Bessac, dans le Limousin : cinquante hectares de blé et divers terrains moins riches consistant en des bois et des prairies. Anatole Blèze, soixante-cinq ans, prend la parole :

— Mes enfants, il faut parler quand c’est encore l’heure. Je vais vous dire ce que j’ai décidé pour quand je ne serai plus là.

Anatole Blèze fait cesser un cri de protestation.

— Votre défunte mère a été emportée l’an passé, alors qu’elle aurait dû vivre cent ans. Si je dois quitter ce monde plus tôt que prévu, je veux que les choses soient en ordre. Toi, Nicolas…

Nicolas Blèze, trente-deux ans, un grand gaillard très brun aux joues bleuies s’immobilise dans la direction de son père. À ses côtés, sa femme Marie-Pierre, une brunette de trente ans au charme très piquant pour une fille de la terre, fixe Anatole d’un regard intense.

— Toi, Nicolas, t’es un bon gars. T’as pas ton pareil pour le travail des champs et je suis sûr que tu prendras soin de la ferme aussi bien que moi.

Marie-Pierre Blèze approuve avec vivacité :

— Ça, c’est sûr, père ! Vous pouvez nous faire confiance.

— J’ai pas terminé. Il y a le Mathieu qui a droit à la même chose que son frère. Toi aussi tu es un brave gars, Mathieu, mais, forcément, tu peux pas en faire autant que l’aîné. Alors, j’ai quelque chose à te proposer. Si t’es pas d’accord, faut que tu le dises, Mathieu.

Mathieu Blèze, vingt-cinq ans, est aussi blond que son frère est brun, et il est d’un gabarit encore plus imposant que lui. Assis à la table familiale, il est en train de se beurrer une tartine… Anatole Blèze attend un instant, et, comme Mathieu ne dit rien, il poursuit :

— Partager le domaine, c’est pas une bonne chose. Puisqu’il y a un de mes fils qu’est capable de le faire marcher tout seul, c’est à lui qu’il revient.

Marie-Pierre Blèze quitte son siège pour aller embrasser Anatole.

— Bravo, père. C’est bien parlé !

Anatole Blèze la repousse sans ménagements.

— Suffit, ma bru ! Le principal, c’est que Mathieu ne soit pas volé. Il continuera à habiter ici et vous lui donnerez en argent la moitié de la valeur du domaine. Il faut que ce soit bien entendu comme ça.

Marie-Pierre se raidit.

— Mais, cela fait beaucoup trop. On ne pourra jamais !

Pour la première fois, Nicolas Blèze se fait entendre :

— C’est d’accord. On empruntera à la banque. Mathieu aura sa part.

Anatole Blèze hoche la tête avec satisfaction.

— Et toi, Mathieu, est-ce que t’es d’accord ? On va aller chez le notaire. Tu vas signer que tu renonces à ta part d’héritage et, au lieu d’avoir de la terre, t’auras des sous.

Mathieu Blèze trempe avec application ses mouillettes de pain beurré dans son verre de vin rouge.

— Écoute-moi un peu, Mathieu. C’est important. Il faut que tu dises si t’es d’accord.

Mathieu relève la tête, l’air surpris, et dit d’un ton d’évidence :

— Pour sûr…

Et puis il part d’un grand rire en désignant son frère :

— Eh, Nicolas, t’as ta bretelle qu’est défaite ! Tu vas perdre ton pantalon, pour sûr…

 

20 juillet 1975. Nicolas Blèze parle avec son frère Mathieu, dans la grande salle de la ferme. La semaine précédente, ils ont enterré leur père Anatole.

— Voilà ce qu’on a décidé, Marie-Pierre et moi. Si tu restais à la ferme, tu ne serais pas à ton aise. Il faudrait que tu aies un vrai chez toi. Si tu allais t’installer à la bergerie, hein ? Pour quelqu’un de seul, c’est bien.

Mathieu Blèze regarde son frère d’un air perplexe.

— Quand même… Il pleut dedans !

— Justement, tu as toujours adoré bricoler. Tu auras de quoi t’occuper. Et puis on te laisse la terre autour. Tu pourras faire pousser des légumes. On te donnera même des poules et des lapins.

Mathieu sourit d’un air heureux.

— Ça, c’est bien. Je vais y aller tout de suite.

Son frère le retient.

— Attends, Mathieu. Il y a les sous. Tu te rappelles ce qu’a dit le père ?

Nicolas sort de sa poche plusieurs liasses de billets de cent francs.

— Tiens, c’est pour toi. Vingt-cinq mille francs. Ça en fait, hein ?

Mathieu Blèze contemple les deux cent cinquante coupures de 100 francs avec une sorte de fascination.

— Eh ben !…

Une bergerie abandonnée, à moitié en ruine, sur le plus mauvais terrain de la ferme Blèze et 25 000 francs en tout et pour tout : c’est de cette manière que Nicolas et Marie-Pierre ont effectué le partage. Comme l’a dit Marie-Pierre à son mari :

— Quand on est un demeuré comme ton frère, on n’a pas besoin de plus.

Ce genre de spoliation d’héritage au détriment d’un simple d’esprit arrive fréquemment à la campagne. Et pourtant, dans ce cas précis, les choses ne vont pas en rester là.

 

24 avril 1980. La bergerie dans laquelle Mathieu Blèze est installé depuis maintenant cinq ans est devenue un endroit charmant. Elle est située un peu à l’écart du village, au bord d’un chemin vallonné. De ses propres mains, Mathieu a refait le toit, la porte et les fenêtres, il a curé le puits. Il a planté un potager qu’il entretient avec soin et, depuis, l’habitation est presque agréable à vivre.

C’est la réflexion qu’est en train de faire un monsieur de la ville qui s’est déplacé spécialement pour rendre visite à Mathieu Blèze.

— Ravissant ! Vraiment ravissant ! Savez-vous qu’avec quelques aménagements, cela ferait un excellent relais équestre ? Et votre chemin est sur le parcours d’une randonnée.

Mathieu Blèze écoute le monsieur parce qu’il est poli, mais il ne comprend rien à son discours.

— Qu’est-ce que c’est que ça : « équestre ? »

— Eh bien, vous ne voyez pas passer des groupes de cavaliers de temps en temps ?

Mathieu, qui ne saisit pas le rapport entre sa question et la réponse, décide de se taire. L’autre continue :

— Alors, voilà… Je m’occupe précisément d’affaires touristiques et je serais disposé à vous acheter le lot à un très bon prix.

— Acheter ! Comment ça, acheter ?

— Eh bien, je vous donne de l’argent et je fais ici, comme je viens de vous le dire, un relais équestre.

— Ça voudrait dire que je m’en irais ?

L’homme de la ville semble désorienté par la question.

— Eh bien oui, forcément. Vous vous en iriez avec votre argent.

— Non !

Mathieu Blèze a hurlé sa réponse. Il est là, planté devant son interlocuteur qu’il domine d’une bonne tête. Celui-ci recule de quelques pas.

— Méfions-nous des mouvements d’humeur et des décisions trop brusques, cher monsieur. Je reviendrai… Oui, c’est cela. Je reviendrai et je suis sûr que vous aurez changé d’avis.

Mathieu marche vers lui.

— Allez-vous-en ! Je vous dis non ! Je veux rester ici, parce qu’ici c’est chez moi. Je m’y plais ! Et c’est comme ça.

Le visiteur n’insiste pas. Il a à peine disparu que Mathieu Blèze voit arriver son frère Nicolas. Il n’est pas seul. Il est accompagné de Jean Bernard, une sorte de régisseur qui dirige les ouvriers à la ferme Blèze. Jean Bernard est un homme d’une trentaine d’années à l’allure particulièrement soignée. En les apercevant, Mathieu déverse la colère qui était encore en lui.

— Me faire en aller de là ! Cré bon sang !

Nicolas Blèze tape sur l’épaule de son frère.

— Faut pas te mettre dans ces états. Ce monsieur, je l’ai vu moi aussi. C’est une personne honnête. Je peux te le dire.

Jean Bernard intervient.

— Faut voir les choses, Mathieu. Faut pas rejeter avant de savoir.

— Tout ce que je sais, c’est que je m’en irai pas !

Nicolas sourit.

— Ça serait dommage de laisser filer une affaire pareille ! Tu vois ce que je m’étais dit : à la place de la bergerie, je te donnerais la cabane des bûcherons. Et, comme ça, le monsieur pourrait faire son relais.

Mathieu regarde son frère un moment. Mais il ne dit pas le « pour sûr » que celui-ci attendait. Il parle d’une voix où l’on sent monter la colère.

— Tu vas pas me prendre ma maison pour me mettre dans la cabane du bois, dis ?

Jean Bernard tente de le calmer :

— Il ne veut rien te prendre, Mathieu, Nicolas n’est pas un voleur. Tu lui signes un papier et il te donnera des sous.

Mais l’agitation de Mathieu ne fait que croître. Il repousse l’employé de son frère d’une bourrade.

— T’as pas la parole, toi ! Et toi, Nicolas, je te dis que je reste ici parce qu’ici c’est chez moi et que ça me plaît d’être chez moi.

En entendant les éclats de voix, quatre cavaliers se sont arrêtés sur le chemin tout proche. Nicolas Blèze est dérouté par la résistance de son frère.

— Écoute… Faut pas dire non avant de voir. Je vais déblayer la cabane et t’auras qu’à venir tout à l’heure.

Mathieu agrippe son frère par le col de sa chemise.

— Je dis non avant de voir. Ôte-toi de là ! T’es dans mon potager.

Nicolas Blèze et Jean Bernard n’insistent pas. Avec un colosse comme Mathieu, cela pourrait devenir dangereux. Nicolas lui crie en s’en allant :

— Viens quand même voir…

 

24 avril 1980. Cinq heures de l’après-midi. Mathieu Blèze a quitté sa bergerie pour se rendre à la cabane des bûcherons, située dans un bois appartenant à la ferme Blèze. Il a décidé d’aller parler quand même à son frère. Ce n’est pas pour lui dire qu’il a changé d’avis. Cela, non, il ne partira pas. Mais il voudrait ne pas rester fâché. C’est bien la première fois, depuis qu’il est tout petit, qu’il se dispute avec son frère.

Mathieu Blèze avance à grands pas dans le bois de châtaigniers qu’il connaît par cœur. Voici la cabane… Ça serait vraiment une drôle d’idée de venir habiter ici, en dessous des arbres, où on peut rien faire pousser, où il n’y a que de l’ombre et où il doit faire bigrement froid l’hiver.

— Nicolas ! Arrive voir, c’est Mathieu !

Nicolas ne répond pas. Mathieu Blèze fait le tour de la cabane et s’arrête. Il reste un bon moment muet et finit par dire :

— Ben alors !…

Nicolas Blèze est allongé par terre sur le dos, mais il ne dort pas. Il est mort. Son crâne a été défoncé avec une incroyable sauvagerie. L’arme du crime, toute sanglante, a d’ailleurs été abandonnée à ses côtés. Mathieu se penche vers elle et reste encore longuement muet. Il conclut enfin :

— Oh, c’est ma pioche ! Ben alors ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?…

 

Une demi-heure plus tard, il se trouve, en compagnie des gendarmes, dans la grande salle de la ferme Blèze. Dans un coin, Marie-Pierre sanglote doucement. À ses côtés, Jean Bernard, le régisseur, serre les dents, l’air farouche. Le brigadier Renaud presse Mathieu d’avouer.

— Allez, on le sait que c’est toi ! Dis-le-nous et on te laissera tranquille.

Mathieu Blèze secoue la tête, l’air buté.

— Je ne dirai pas que c’est moi parce que ce n’est pas moi.

— Mais c’était bien ta pioche qui était à côté de Nicolas, oui ou non ?

— Oui, c’était ma pioche. Ça pour sûr !

— Alors, avoue donc… Écoute, Mathieu, tu n’iras pas en prison. Tu ne seras même pas jugé. On sait bien comment tu es. Ce n’est pas vraiment ta faute. Tu iras dans une maison où on s’occupera de toi.

Comme chaque fois, au bout d’un certain temps, Mathieu Blèze cesse de suivre la conversation. Le jeu des questions et des réponses est trop abstrait pour lui. Il ne peut s’empêcher de faire état de ses impressions visuelles. Il désigne l’un des gendarmes :

— Le grand, là, il a son lacet qui est défait. Il va se casser la figure !

Le brigadier Renaud ne s’irrite pas de l’impertinence. Il connaît le niveau mental de Mathieu.

— Tu n’as pas envie d’être gentil ? Regarde la pauvre Marie-Pierre, comme elle pleure ! Allez, dis-la-nous, la vérité…

Mathieu promène son regard sur l’assistance. Et, au lieu de répondre, il fait part d’une autre de ses découvertes.

— Tiens, il y a le Jean Bernard qui a changé de chemise et de pantalon depuis ce matin. En voilà une idée !

Il y a une expression bizarre sur le visage du brigadier Renaud. Quand on est gendarme, même dans l’enquête en apparence la plus simple, il y a des phrases qui produisent un drôle d’effet.

— Qu’est-ce que tu racontes, Mathieu ?

— Je raconte ce que je dis. Ce matin, il avait une salopette et une chemise à carreaux, et maintenant, le v’là avec un pantalon de velours et une chemise blanche. Hein, Jean, dis-leur que je ne me trompe pas !

Jean Bernard fait brusquement un bond sur lui-même.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Le brigadier Renaud parle d’une voix ferme.

— Vous allez nous le dire.

— Mais enfin, c’est faux ! Vous n’allez pas croire ce simple d’esprit…

— Mathieu est peut-être simple d’esprit, mais il a une mémoire infaillible des choses qu’il a vues. Monsieur Bernard, vous avez une manière très simple de nous prouver qu’il a tort : montrez-nous votre salopette et votre chemise à carreaux.

Le régisseur de la ferme est de plus en plus mal à l’aise.

— Je ne sais plus où je les ai mises.

— Alors, nous allons chercher. Venez, vous autres !…

La fouille n’est pas longue. Un quart d’heure plus tard, un des gendarmes remonte du puits de la ferme une salopette et une chemise à carreaux maculées de sang. En les voyant entre les mains du brigadier, Jean Bernard s’effondre.

— Ce n’est pas moi. Je ne voulais pas. C’est elle !

Marie-Pierre, qu’il vient de désigner, lance d’une voix sifflante :

— Lâche !

Le régisseur se précipite sur elle :

— C’est toi qui as forcé Nicolas à dépouiller son frère, c’est toi qui m’as demandé de tuer ton mari ! C’est toi qui as tout fait !

Le brigadier les sépare, leur passe les menottes à tous les deux et Jean Bernard raconte tout, sous le regard méprisant de la fermière.

— Il y a longtemps que Marie-Pierre était ma maîtresse et qu’elle voulait se débarrasser de son mari. Quand je lui ai parlé de la dispute de ce matin, qui a eu des témoins, elle a voulu saisir l’occasion. Elle m’a demandé d’aller chercher la pioche de Mathieu et de tuer Nicolas près de la cabane. Comme cela, Mathieu n’avait pratiquement aucune chance. Seulement, on a oublié son fichu sens de l’observation…

Marie-Pierre Blèze et Jean Bernard ont été condamnés tous les deux à vingt ans de prison. Mathieu Blèze s’est donc retrouvé seul possesseur du domaine. Pourtant, incapable de l’exploiter, il l’a loué et il est retourné vivre à la bergerie.

En le dépouillant, Marie-Pierre et Nicolas ne l’avaient pas vraiment lésé. Sans le vouloir, ils lui avaient donné ce qui lui convenait. Et, désormais, Mathieu Blèze, propriétaire des cinquante hectares de blé, de bois et de prairies, cultive quelques mètres carrés de tomates et de salades.